« Les héroïnes féminines qui pilotent l’entreprise sont toutes des archétypes, beaucoup plus fidèles à leurs convictions ou à la mission qu’elles se sont données »
Rencontre avec Georges Lewi, spécialiste des marques, consultant et conférencier en branding et storytelling.
Georges Lewi vient de publier son second roman (1) (mais son quinzième livre), intitulé « Fabrique-nous un dieu ! » dans lequel il raconte comment se fait un leader et comment, à partir de rien, ce dernier s’impose comme « une marque mondiale ». Une façon originale, pleine de suspense et d’humour, de nous faire une leçon de management et de stratégie de marque.
Quel est le point de départ de votre roman ?
Georges Lewi : Un jeune chercheur idéaliste de Lyon, Moïse, un peu rebelle, est en passe de trouver le produit miracle qui va permettre à l’humanité de vivre en bonne santé, au moins deux fois plus longtemps. Mais on ne peut faire une telle découverte sans s’interroger sur les bénéficiaires. Une thérapie pour tous et ce sont immédiatement des milliards d’êtres humains en plus sur la planète. Pour quelques-uns seulement ? Mais sur quels critères ? Moïse voudrait que ce soit sur des critères moraux mais les gens et le marché vont submerger sa pureté originelle. Son nom est devenu une marque. Il ne lui appartient plus totalement et la bataille entre l’idée originelle et le marketing tiraille l’entreprise qu’il a créée. Ce Moïse, comme son homonyme biblique, rêve de libérer l’humanité de ses fléaux majeurs : l’hypocrisie, la routine et bien sûr la mort. Comme le Moïse de la Bible ou Steve Jobs, il est orphelin et va devoir composer avec sa famille d’adoption tout en restant prisonnier de la famille naturelle. Il semble pouvoir réussir cet équilibre instable grâce aux femmes de ses deux familles.
Comment les représentations du leadership ont-elles évolué en France ces dernières années selon vous ?
GL : Moïse ne veut créer son entreprise que sous la forme coopérative associant les « 21 », les 21 premiers salariés et actionnaires qui ont apporté leurs indemnités de licenciement au projet. Pour mon personnage, et ceux qui le suivent, un leader ne peut pas être un manager, c’est-à-dire un simple gestionnaire. Il le prouve, quelquefois à l’excès, dans sa direction d’entreprise : le laboratoire « LongaVita » qu’il a créé et où il a développé les horaires libres, la cantine gratuite, une frugalité des salaires compensée par une distribution en fin d’année des résultats. Mais le leader est souvent absent, il est ailleurs, fou de ses recherches. Son mutisme est devenu « sa marque de fabrique ». Son entreprise lui ressemble trop alors qu’elle gagne des millions de clients, en opposition avec le projet de son créateur qui aurait voulu développer une marque irréprochable, « une marque de niche » pour personnalités vertueuses. L’appel de la promesse d’immortalité est trop fort et un tsunami de « consommateurs » va les submerger. Les entreprises ont besoin de vrais leaders, eux seuls peuvent impulser un élan mais ce sont souvent les managers qui s’imposent au nom du principe de réalité. N’assumant pas le succès, Moïse se sauve pour continuer seul ses recherches. Les collaborateurs exigent de l’équipe dirigeante : « Fabrique-nous un dieu », ce qui signifie : faites rentrer Moïse dans le rang et fabriquez-nous des produits comme ceux des autres laboratoires, des marques, transformez la coopérative en entreprise « classique », donnez-nous de bons salaires tout de suite et pas dans un terme hypothétique.
Les visions des hommes et des femmes en matière de leadership se rapprochent-elles ?
GL : Dès que Moïse a le dos tourné, ce sont « ses » femmes qui reprennent le pouvoir : sa sœur visionnaire de la réalité, la directrice scientifique dont il est secrètement amoureux, sa femme et sa mère naturelle, tapie et obsessionnellement présente. Les managers masculins, même idéalistes, sont des opportunistes. Les héroïnes féminines qui pilotent l’entreprise sont toutes des archétypes, beaucoup plus fidèles à leurs convictions ou à la mission qu’elles se sont données à contrario des hommes qui aspirent à plus de pouvoir, plus de tranquillité aussi. Sa mère est le symbole du remords et de l’abandon originel, sa sœur qui lui a sauvé la vie à sa naissance est la gardienne de son frère, quoi qu’il fasse, la directrice scientifique assume les situations délicates dans lesquelles les plonge Moïse par son attitude souvent irresponsable. C’est elle qui assure la pérennité de l’entreprise, qui en est la véritable caution dont Moïse n’est finalement que le porte-parole. Les hommes sont, du moins dans ce roman, épris de leur personne, les femmes le sont de leur mission.
Quel lien entre ce roman « Fabrique-nous un dieu ! » avec votre précédent roman « Bovary21 » (2), le roman d’une Bovary contemporaine ?
GL : Ma forme d’écriture est celle de la mise en actualité des grands mythes. Les techniques sont en rupture, l’esprit humain en continuité. Or ces mythes, ou plus exactement, ces « mythèmes », ces oppositions binaires qui constituent depuis la nuit des temps notre corpus de pensée, de « positionnement » face à la vie, sont très peu nombreux. Tout au plus une cinquantaine. C’est mon « job » d’écrivain, au travers de personnages contemporains, de montrer la puissance et la pérennité de ces mythes car ce sont eux qui continuent de « dominer » nos vies et nos comportements. Bovary est le mythe de l’espoir, avec un grand « F », c’est-à-dire au Féminin. Elle est blogueuse, fait du marketing et voudrait rendre la consommation meilleure. Mais elle devra, malgré elle, suivre la vie mouvementée d’Emma Bovary comme celui d’un destin trop bien tracé. Quel est le rôle de la femme dans notre société ? Bovary21 est le roman du mythe de l’espoir. « Fabrique-nous un dieu » est le mythe de Moïse, ce leader libérateur de son peuple en esclavage, qui ne verra jamais la terre promise. Quel est le rôle du leader dans notre société ? Jusqu’où peut-il aller ? Quelles sont ses limites ?
Quels sont vos enseignements entre votre pratique professionnelle en « branding » et votre écriture romanesque ?
GL : La difficulté de suivre la voie qu’on s’est choisi et l’obligation de « bricolage permanent » dans laquelle nous nous trouvons. J’ai, je crois, la même bienveillance pour les managers des entreprises pour lesquels je travaille que pour mes personnages et inversement. Nous nous trouvons tous embarqués et souvent les éléments extérieurs ou inscrits dans nos personnalités sont plus forts que notre volonté.
Propos recueillis par Marion Braizaz
Sources
(1) Georges Lewi. Fabrique-nous un dieu. Editions François Bourin. 2016. 302 pages. 20 euros.
(2) Georges Lewi. Bovary21. 2013. Editions François Bourin. 275 pages. 18 euros.